Entre transparence et apparition
Une écologie du regard
Ma pratique s’inscrit dans un champ où les distinctions entre médiums s’effacent. Photographie et dessin ne constituent pas deux modes d’expression séparés, mais les pôles d’un même processus d’apparition : celui de la lumière comme matière et du geste comme acte de révélation. Ce travail se déploie dans un continuum entre l’empreinte et le tracé, entre la capture du réel et sa réinvention poétique.
Chaque œuvre naît d’un état d’attention au vivant, à ses mutations, à ses fragilités. La lumière, qu’elle soit photographiée, dessinée, projetée ou diffractée, devient le vecteur d’une interrogation sur la transformation du monde à l’ère de l’anthropocène. En jouant de ses reflets, de ses dispersions et de ses instabilités, je cherche à rendre visible la précarité même du visible — cette zone de trouble où la perception vacille, où la matière se fait souffle.
Mon travail procède de gestes multiples : observation du paysage, expérimentation lumineuse à travers des prismes de verre, manipulation de matériaux translucides (calque, verre, film polyester, papier métallisé), dessin à l’encre, rephotographie, montage. Ces gestes conjugués forment une grammaire plastique de la superposition et du déplacement. L’image y devient palimpseste : elle accumule, efface, réécrit. Ce processus, fondé sur la porosité des médiums et la lenteur des transformations, met en tension l’analogique et le numérique, le spontané et le construit, l’organique et le spectral.
Dans cette perspective, la lumière n’est pas seulement un sujet, elle est une substance active, un agent de mutation. Elle opère comme mémoire et comme métaphore : mémoire des paysages en voie de disparition, métaphore du lien invisible entre les êtres et leur environnement. À travers la diffraction, la transparence ou la saturation chromatique, je cherche à éprouver ce que Merleau-Ponty appelait « la chair du monde » * — cette zone de réversibilité entre le regardant et le regardé, où le visible nous traverse autant que nous le percevons.
Mes installations prolongent cette recherche dans l’espace. En jouant du clair-obscur, des reflets et des variations chromatiques, elles invitent à une expérience sensorielle où la perception devient un acte d’immersion. Le spectateur est placé au cœur d’un dispositif instable, entre contemplation et désorientation. L’espace d’exposition devient alors un lieu d’épreuve du regard — un milieu vivant plutôt qu’un simple cadre de monstration.
Je m’inscris dans une filiation d’artistes pour qui la lumière, la nature et la perception constituent des terrains de pensée : d’Anna Atkins, pionnière du cyanotype, qui transforma la botanique en écriture lumineuse, à Olafur Eliasson, dont les dispositifs lumineux interrogent la construction sensible du réel ; d’Angeles Peña, qui explore les seuils de l’image poétique, à Megan Rooney, dont la peinture traduit la fragilité du vivant en expansion colorée. Comme eux, je conçois l’art comme un champ d’expériences perceptives, un laboratoire de relations entre le visible et l’invisible.
Mon travail engage ainsi une forme d’écologie du regard — non pas militante, mais sensible, une écologie de l’émerveillement. Face à l’effritement du monde, je tente de réaffirmer le pouvoir des formes lentes, des apparitions ténues, des lumières fragiles. L’émerveillement devient ici un geste de résistance : une manière de maintenir vivant le lien entre perception, mémoire et imaginaire.
Car, pour reprendre les mots de Rachel Carson, « ceux qui contemplent la beauté de la Terre trouvent des réserves de force qui dureront aussi longtemps que la vie elle-même ». C’est dans cet intervalle — entre contemplation et conscience — que mon travail cherche à s’inscrire : comme une tentative de réenchanter la vision, de renouer avec la part sensible du monde.
*Pour Merleau-Ponty, « la chair du monde » désigne ce lien profond entre notre corps et le monde : nous faisons partie du même tissu, celui de la perception, où voir et être vu ne font qu’un.
